Affaire MARIANI c/ REPUBLIQUE DE MOLDOVA (CEDH 15/09/2020)

Dans un arrêt rendu le 15/09/2020, la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH), rappelle deux règles concernant l’exécution des décisions de justice et la responsabilité de l’Etat lorsque les mesures nécessaires ne sont pas prises pour parvenir à l’exécution effective :

L’impossibilité, pour un créancier, de faire exécuter intégralement, et dans un délai raisonnable, une décision rendue en sa faveur constitue une violation dans son chef du « droit à un tribunal » consacré par larticle 6 § 1 de la Convention, ainsi que du droit à la libre jouissance de ses biens garanti par larticle 1 du Protocole no 1 à la Convention (Prodan, précité, §§ 56 et 62).

Une autorité étatique ne peut invoquer labsence de fonds et de logements de substitution pour expliquer la non-exécution dun jugement.

 

La décision en intégralité :

En l’affaire Marian c. République de Moldova,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en un comité composé de :

Arnfinn Bårdsen, président,
Valeriu Griţco,
Peeter Roosma, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier adjoint de section,

Vu :

les requêtes (nos 40909/12, 41376/12, 62536/13, 65461/13, 36123/14 et 9711/15) dirigées contre la République de Moldova et dont six ressortissants de cet État (« les requérants ») ont saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») aux dates indiquées dans le tableau joint en annexe,

la décision de porter les requêtes à la connaissance du gouvernement moldave (le 1er septembre 2015),

les observations des parties,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 7 juillet 2020,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

1.  Les requêtes concernent, sous l’angle de l’article 6 § 1 de la Convention et de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, l’inexécution des décisions de justice rendues en faveur des requérants obligeant les autorités locales à leur attribuer des logements sociaux.

EN FAIT

2.  Les informations concernant les requérants et leurs représentants sont indiquées dans l’annexe.

3.  Le Gouvernement moldave a été représenté par ses agents.

4.  Les requérants engagèrent des actions en justice contre les autorités locales de Chişinău afin de les obliger à leur fournir des logements. Ils invoquaient les dispositions du code des logements et de la loi sur la police. Par des décisions définitives, les tribunaux nationaux accueillirent leurs actions et obligèrent le conseil municipal de Chişinău à leur attribuer des logements en location, pour un usage permanent, conformément à la législation en vigueur.

5.  À la suite de la non-exécution de ces décisions, les requérants engagèrent des actions en dédommagement contre l’État, sur le fondement des dispositions de la loi no 87. Par des décisions définitives, les tribunaux nationaux accueillirent partiellement les actions, constatèrent la violation de leurs droits garantis par l’article 6 § 1 de la Convention et par l’article 1 du Protocole no 1 et allouèrent certains dédommagements.

6.  Les décisions de justice rendues en faveur des requérants restent inexécutées à ce jour.

7.  La liste des requérants et les détails pertinents de leurs requêtes figurent en annexe.

LE CADRE JURIDIQUE INTERNE PERTINENT

8.  Les dispositions pertinentes du nouveau recours interne introduit par la loi no 87 sont résumées dans l’arrêt Botezatu c. République de Moldova, no 17899/08, § 12, 14 avril 2015, et Cristea c. République de Moldova, no 35098/12, § 21, 12 février 2019.

EN DROIT

JONCTION DES REQUÊTES
9.  Eu égard à la similarité de l’objet des requêtes, la Cour juge opportun de les examiner ensemble dans un arrêt unique.

SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 6 ET 13 DE LA CONVENTION ET DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE NO 1 À LA CONVENTION
10.  Les requérants se plaignent que l’inexécution des décisions de justice rendues en leur faveur a porté atteinte à leur droit d’accès à un tribunal, ainsi qu’à leur droit au respect de leurs biens. Dans les affaires nos 40909/12 et 41376/12, les requérants se plaignent également de l’absence d’un recours effectif. Ils invoquent les articles 6 et 13 de la Convention et l’article 1 du Protocole no 1. Ces dispositions dans leurs passages pertinents en l’espèce sont ainsi libellées :

Article 6 de la Convention

« 1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (…) dans un délai raisonnable, par un tribunal (…), qui décidera (…) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (…) »

Article 1 du Protocole no1

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

(…) »

Article 13 de la Convention

« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (…) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »

Sur la recevabilité
11.  Le Gouvernement considère que les requérants ne peuvent plus se prétendre « victimes » au sens de l’article 34 de la Convention. Il indique à cet égard que les tribunaux nationaux ont constaté l’existence d’une violation dans le chef des intéressés et leur ont alloué des dédommagements qu’il estime suffisants.

12.  Les requérants rétorquent que les décisions de justice rendues en leur faveur restent inexécutées à ce jour et que le montant des dédommagements alloués est largement inférieur à celui octroyé par la Cour dans des affaires similaires. Par conséquent, ils estiment ne pas avoir perdu leur qualité de victime.

13.  La Cour rappelle qu’une décision ou une mesure favorable au requérant ne suffit en principe à lui retirer la qualité de « victime » que si les autorités nationales ont reconnu, explicitement ou en substance, puis réparé la violation de la Convention. Elle réaffirme que la question de savoir si le requérant a obtenu pour le dommage qui lui a été causé une réparation – comparable à la satisfaction équitable prévue à l’article 41 de la Convention – revêt de l’importance (Cocchiarella c. Italie [GC], no 64886/01, §§ 71-72, CEDH 2006-V).

14.  En l’espèce, la Cour note que les tribunaux nationaux ont reconnu explicitement la violation de l’article 6 § 1 de la Convention et de l’article 1 du Protocole no 1 et ont alloué aux requérants certains dédommagements (voir l’annexe). En même temps, elle observe que les décisions de justice rendues en faveur des intéressés restent inexécutées à ce jour et qu’ils ne peuvent pas disposer de leurs biens. Elle constate également que les montants alloués aux requérants sont manifestement inférieurs à ceux que la Cour octroie généralement dans des affaires moldaves similaires (à voir parmi d’autres Botezatu, précité, § 42, Mizernaia c. Moldova, no 31790/03, § 32, 25 septembre 2007, Prodan c. Moldova, no 49806/99, § 82, CEDH 2004-III (extraits). Ces éléments suffisent à conclure que les requérants conservent leur qualité de « victime » au sens de l’article 34 de la Convention. Partant, il y a lieu de rejeter l’exception préliminaire du Gouvernement.

15.  Constatant que les requêtes ne sont pas manifestement mal fondées ni irrecevables pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour les déclare recevables.

Sur le fond
16.  La Cour note que les décisions de justice rendues en faveur des requérants restent inexécutées à ce jour, les procédures ayant déjà duré entre dix et vingt ans (voir l’annexe). Elle rappelle qu’une autorité étatique ne peut invoquer l’absence de fonds et de logements de substitution pour expliquer la non-exécution d’un jugement (voir, parmi beaucoup d’autres, Prodan, précité, § 53, et Yuriy Nikolayevich Ivanov c. Ukraine, no 40450/04, § 54, 15 octobre 2009).

17.  La Cour rappelle sa position, exprimée à maintes reprises dans des affaires ayant trait au défaut d’exécution, selon laquelle l’impossibilité, pour un créancier, de faire exécuter intégralement, et dans un délai raisonnable, une décision rendue en sa faveur constitue une violation dans son chef du « droit à un tribunal » consacré par l’article 6 § 1 de la Convention, ainsi que du droit à la libre jouissance de ses biens garanti par l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention (Prodan, précité, §§ 56 et 62).

18.  À la lumière des circonstances de l’espèce, la Cour ne voit aucune raison de parvenir à une conclusion différente dans la présente affaire. Partant, elle estime qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention et de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention en raison de l’omission des autorités d’exécuter, dans un délai raisonnable, les décisions définitives rendues en faveur des requérants.

19.  Dans les affaires nos 40909/12 et 41376/12, les requérants se plaignent également de l’absence d’un recours effectif.

20.  Pour les mêmes raisons qui l’ont amenée à considérer que le recours exercé par les requérants n’avait pas offert à ceux-ci un redressement suffisant (paragraphes 12 et 13 ci-dessus), la Cour estime qu’il y a eu également violation de l’article 13 de la Convention combiné avec l’article 6 § 1 de la Convention et avec l’article 1 du Protocole no 1 (Cristea, précité, § 49).

SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
21.  Aux termes de l’article 41 de la Convention :

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

DommageLa requête no 40909/12
22.  Le requérant demande le montant de 15 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’il estime avoir subi.

23.  Le Gouvernement conteste cette somme.

24.  La Cour constate que le requérant a été dédommagé partiellement par les tribunaux nationaux par l’octroi de la somme de 870 EUR. Au vu de sa jurisprudence en la matière (voir, par exemple, Scordino c. Italie (no 1) [GC], no 36813/97, §§ 268-270, CEDH 2006‑V, et Cristea, précité, §§ 58-60), la Cour alloue au requérant la somme de 750 EUR au titre du préjudice moral.

La requête no 41376/12
25.  Au titre du préjudice matériel, la requérante réclame 15 000 EUR constituant, selon une lettre informative obtenue de la part d’une agence immobilière, la valeur marchande d’un appartement. Elle demande également 16 000 EUR pour le préjudice moral qu’elle estime avoir subi.

26.  Le Gouvernement conteste ces sommes.

27.  La Cour constate que la décision définitive du 23 avril 2002 rendue en faveur de la requérante ne prévoyait pas l’attribution d’un logement en propriété, mais en location. Pour ce motif, la Cour n’aperçoit pas de lien de causalité entre la violation constatée et la demande équivalente au prix d’un appartement et par conséquent la rejette (Parasca c. République de Moldova [comité], no 17986/09, § 33, 10 février 2015, et Morari et Spiridonov c. République de Moldova [comité], nos 4771/09 et 7170/09, § 40, 7 juillet 2015). En revanche, elle considère qu’il y a lieu d’octroyer à la requérante la somme de 500 EUR au titre du préjudice moral.

La requête no 62536/13
28.  Au titre du préjudice matériel, le requérant réclame 42 164 EUR constituant, selon lui, la valeur marchande d’un appartement. Il demande également 20 000 EUR pour le préjudice moral qu’il estime avoir subi.

29.  Le Gouvernement conteste ces sommes.

30.  La Cour constate que la décision définitive du 19 mai 2010 rendue en faveur du requérant ne prévoyait pas l’attribution d’un logement en propriété, mais en location. Pour ce motif, la Cour n’aperçoit pas de lien de causalité entre la violation constatée et la demande équivalente au prix d’un appartement et par conséquent la rejette (voir paragraphe 26 ci-dessus). En revanche, elle considère qu’il y a lieu d’octroyer au requérant la somme de 1 170 EUR au titre du préjudice moral.

La requête no 65461/13
31.  Au titre du préjudice matériel, le requérant réclame 54 448 EUR constituant, selon lui, la valeur marchande d’un appartement. Il demande également 20 000 EUR pour le préjudice moral qu’il estime avoir subi.

32.  Le Gouvernement conteste ces sommes.

33.  La Cour constate que la décision définitive du 20 janvier 2010 rendue en faveur du requérant ne prévoyait pas l’attribution d’un logement en propriété, mais en location. La Cour n’aperçoit pas de lien de causalité entre la violation constatée et la demande équivalente au prix d’un appartement et par conséquent la rejette. En revanche, elle considère qu’il y a lieu d’octroyer au requérant la somme de 1 000 EUR au titre du préjudice moral.

La requête no 36123/14
34.  Le requérant sollicite 4 000 EUR au titre du préjudice moral qu’il estime avoir subi. Cette somme est décomposée comme suit : 2 000 EUR pour la période allant de 2009 à 2013 et 2 000 EUR pour la période de 2013 à 2016. Il réclame également une compensation supplémentaire jusqu’à la date d’adoption d’un jugement par la Cour.

35.  Le Gouvernement conteste cette somme.

36.  La Cour constate que le requérant a été dédommagé partiellement au niveau national en percevant la somme d’environ 600 EUR. Au vu de sa jurisprudence en la matière (voir, par exemple, Scordino, précité, §§ 268-271, et Cristea, précité, §§ 58-60), la Cour alloue au requérant la somme de 1 000 EUR au titre du préjudice moral.

La requête no 9711/15
37.  Au titre du préjudice matériel, la requérante sollicite le montant de 42 164 EUR représentant, selon elle, la valeur marchande d’un appartement. Elle demande également la somme de 92 000 lei moldaves (MDL) soit 4 157 EUR (selon le taux d’échange du 1er juillet 2016) représentant des loyers qu’elle aurait payés pour la location d’un logement pendant la période allant de 2012 à 2016. L’intéressée réclame également 20 000 EUR au titre du préjudice moral qu’elle estime avoir subi.

38.  En ce qui concerne la demande de la valeur marchande d’un appartement, la Cour constate que la décision définitive du 10 décembre 2009 rendue en faveur de la requérante ne prévoyait pas l’attribution d’un logement en propriété, mais en location. Pour ce motif, la Cour n’aperçoit pas de lien de causalité entre la violation constatée et la demande équivalente au prix d’un appartement. Quant aux loyers que la requérante aurait payés, la Cour note qu’elle n’a présenté aucun justificatif. Pour ces motifs, la Cour rejette la demande de la requérante au titre du préjudice matériel. En revanche, la Cour considère qu’il y a lieu de lui octroyer la somme de 1 100 EUR au titre du préjudice moral.

Frais et dépens
39.  Les requérants sollicitent différentes sommes au titre des frais et dépens qu’ils auraient engagés pour la procédure devant la Cour (voir l’annexe).

40.  Le Gouvernement conteste ces sommes.

41.  Compte tenu des documents en sa possession et de sa jurisprudence (Merabishvili c. Géorgie [GC], no 72508/13, §§ 370-372, 28 novembre 2017), la Cour juge raisonnable d’allouer aux requérants les sommes indiquées dans l’annexe.

42.  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

Décide de joindre les requêtes ;
Déclare les requêtes recevables ;
Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention et de l’article 1 du Protocole no1 à la Convention dans le chef de tous les requérants ;
Dit qu’il y a eu violation de l’article 13 de la Convention dans le chef des requérants des requêtes nos 40909/12 et 41376/12 ;
Dit,
a)    que l’État défendeur doit verser aux requérants, dans un délai de trois mois les sommes indiquées dans le tableau annexé, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement ;

b)    qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 15 septembre 2020, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Hasan BakırcıArnfinn Bårdsen
Greffier adjointPrésident

 

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